Mois : novembre 2025

Nicolas Sarkozy et « Le journal d’un prisonnier » : entre posture victimaire et déni de responsabilité

© Fred Dugit / MAXPPP

Onze jours après sa sortie de prison, Nicolas Sarkozy annonce la publication d’un livre relatant ses vingt et un jours de détention. Entre manipulation de l’image publique et minimisation de condamnations judiciaires multiples, l’ancien président adopte une posture victimaire qui interroge profondément la responsabilité des dirigeants face à la justice. De ses déclarations stigmatisantes sur les « racailles » des quartiers à ses propres condamnations pour corruption et association de malfaiteurs, retour sur un parcours qui illustre une conception asymétrique de la loi et de la morale.


Le 21 novembre 2025, Nicolas Sarkozy a annoncé sur les réseaux sociaux la sortie imminente de son livre « Le journal d’un prisonnier », prévu pour le 10 décembre aux éditions Fayard. Cet ouvrage relate son expérience carcérale de vingt et un jours à la prison de la Santé, à la suite de sa condamnation pour association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007. Au-delà de l’aspect littéraire, cette publication soulève des questions profondes sur la responsabilité politique, la justice et la manipulation de l’image publique. Elle illustre comment un ancien dirigeant, confronté à la sanction judiciaire, tente de réécrire son histoire en se positionnant en victime d’un système qu’il juge partial.

La construction d’une posture victimaire

Dans les extraits révélés de son livre, Sarkozy dépeint la prison comme un lieu de « bruit incessant » où le silence n’existe pas, un environnement hostile qui aurait renforcé sa vie intérieure. Il affirme que sa détention est motivée par « la haine » et clame son innocence avec véhémence. Cette rhétorique victimaire pose un problème fondamental : elle minimise la gravité exceptionnelle des faits qui lui sont reprochés et détourne l’attention de sa responsabilité personnelle vers une prétendue persécution judiciaire.

Cette stratégie narrative n’est pas anodine. En publiant un livre seulement onze jours après sa sortie de prison, Sarkozy cherche manifestement à reprendre la main sur le récit médiatique et à influencer l’opinion publique. Mais peut-on réellement justifier la publication d’un livre entier pour une détention de vingt et un jours, surtout quand celle-ci fait suite à une condamnation judiciaire dans une affaire d’une gravité exceptionnelle ? Cette disproportion interroge sur les véritables motivations de l’ancien président : s’agit-il d’un témoignage sincère ou d’une opération de communication destinée à redorer son image ternie par de multiples condamnations ?

Un parcours judiciaire accablant

Pour comprendre l’ampleur de cette manipulation, il faut rappeler le parcours judiciaire de Nicolas Sarkozy. Il est devenu le premier président de la Cinquième République condamné à de la prison ferme pour corruption et trafic d’influence, et le premier dirigeant français depuis le maréchal Pétain à subir une telle sanction. Dans l’affaire Bismuth, aussi appelée affaire des écoutes, il a été condamné définitivement en décembre 2024 par la Cour de cassation à un an de prison ferme sous bracelet électronique pour corruption et trafic d’influence.

Dans l’affaire Bygmalion, il a été condamné en appel en 2024 à un an de prison, dont six mois ferme, pour financement illégal de sa campagne électorale de 2012. Enfin, dans l’affaire du financement libyen, il a été condamné en première instance le 25 septembre 2025 à cinq ans de prison ferme pour association de malfaiteurs, le tribunal ayant qualifié les faits de « gravité exceptionnelle de nature à altérer la confiance des citoyens en ceux qui les représentent ».

Ces condamnations ne sont pas des accidents de parcours ni des erreurs judiciaires comme Sarkozy tente de le faire croire. Elles sont le résultat d’enquêtes approfondies, de procédures contradictoires et de décisions de justice rendues par des magistrats indépendants. En refusant d’assumer ces condamnations et en se présentant comme une victime, Sarkozy nie la légitimité même de l’institution judiciaire et affaiblit la confiance des citoyens dans l’État de droit.

Le passé politique : une rhétorique du mépris et de la division

Pour mesurer l’hypocrisie de cette posture victimaire, il convient de revenir sur le passé politique de Nicolas Sarkozy et sur sa propre rhétorique lorsqu’il était aux commandes. Qui a oublié ses déclarations fracassantes lorsqu’il était ministre de l’Intérieur ? En 2005, il promettait de « débarrasser Argenteuil de la racaille » et de « nettoyer la cité au Kärcher » à La Courneuve. Ces expressions brutales et déshumanisantes visaient les habitants des quartiers populaires, souvent issus de l’immigration et de milieux précaires.

Ces propos n’étaient pas de simples maladresses verbales, mais des choix politiques délibérés visant à stigmatiser une partie de la population française pour des gains électoraux. Ils ont contribué à renforcer les fractures sociales et territoriales, à nourrir le sentiment d’abandon des banlieues et à légitimer une politique sécuritaire répressive. Sarkozy a ainsi joué sur les peurs et les frustrations pour construire son image d’homme fort, capable de restaurer l’ordre par la force.

Aujourd’hui, ce même homme qui traitait les jeunes des quartiers de « racaille » se plaint du traitement qu’il subit de la justice. Cette inversion des rôles est révélatrice d’une conception profondément asymétrique de la loi et de la morale : sévérité et mépris pour les plus faibles, indulgence et compassion exigées pour soi-même. Cette double morale interroge fondamentalement sur l’éthique politique et sur la sincérité de l’engagement démocratique de Sarkozy.

Les Lumières et la responsabilité du pouvoir

Pour analyser philosophiquement cette attitude, il est utile de revenir aux principes fondateurs de la pensée politique moderne, notamment ceux des philosophes des Lumières. Montesquieu, dans « De l’esprit des lois », a posé le principe de la séparation des pouvoirs comme rempart contre l’arbitraire et le despotisme. Selon lui, pour prévenir toute forme de tyrannie, les fonctions exécutive, législative et judiciaire doivent être distinctes et indépendantes. Cette doctrine vise à établir un équilibre de pouvoir essentiel à la protection des libertés individuelles.

Or, en contestant systématiquement les décisions de justice qui le condamnent, Sarkozy remet en cause cette séparation des pouvoirs. Il suggère que la justice serait partiale, motivée par la haine contre lui, et donc illégitime. Cette posture constitue une attaque directe contre l’un des piliers de la démocratie moderne. Si les gouvernants peuvent contester les décisions de justice qui les concernent en invoquant une prétendue persécution, alors l’État de droit n’existe plus et le pouvoir politique peut agir en toute impunité.

Jean-Jacques Rousseau, dans « Du contrat social », insiste sur la souveraineté populaire et sur le fait que tout pouvoir légitime émane du peuple. Le contrat social implique que les gouvernants sont au service du bien commun et qu’ils doivent rendre compte de leurs actes devant la loi, expression de la volonté générale. En refusant d’assumer ses responsabilités et en se plaçant au-dessus de la justice, Sarkozy rompt ce contrat social. Il considère que son statut d’ancien président lui confère une immunité morale qui le dispense des obligations qui s’imposent aux citoyens ordinaires.

Comme l’écrivait John Petit-Senn : « Un pouvoir corrupteur perd et flétrit ceux qu’il place au-dessus des autres, c’est la corde qui élève les pendus ». Cette citation résonne avec une force particulière dans le cas de Sarkozy, dont les multiples condamnations révèlent comment l’exercice du pouvoir sans éthique corrompt non seulement les institutions, mais aussi celui qui l’exerce.

Voltaire, fervent défenseur de la liberté d’expression et de la justice, dénonçait l’intolérance et l’arbitraire du pouvoir. Il aurait sans doute été choqué de voir un ancien dirigeant instrumentaliser son image pour échapper à la sanction judiciaire. Le combat de Voltaire pour la réhabilitation de victimes d’erreurs judiciaires reposait sur la recherche de la vérité et de la justice, non sur la manipulation de l’opinion publique.

La minimisation de la gravité des faits

L’un des aspects les plus problématiques de « Le journal d’un prisonnier » est la minimisation systématique de la gravité des faits reprochés. Dans l’affaire du financement libyen, Sarkozy est accusé d’avoir bénéficié de fonds détournés du régime de Mouammar Kadhafi pour financer sa campagne présidentielle de 2007, à hauteur de cinquante millions d’euros selon certaines sources. Le tribunal correctionnel de Paris a qualifié ces faits de « gravité exceptionnelle de nature à altérer la confiance des citoyens en ceux qui les représentent ».

Cette affaire touche au cœur même de la démocratie : la sincérité et la transparence du processus électoral. Si un candidat peut financer sa campagne avec des fonds illégaux provenant d’un régime autoritaire étranger, alors l’élection devient une fraude et la souveraineté populaire est bafouée. Sarkozy, en refusant de reconnaître la gravité de ces accusations et en se présentant comme une victime, nie la portée politique et morale de ses actes présumés.

De même, dans l’affaire Bygmalion, il a été condamné pour avoir largement dépassé les plafonds légaux de dépenses de campagne en 2012, grâce à un système de fausses facturations. Cette condamnation n’est pas une simple irrégularité administrative, mais une violation délibérée des règles démocratiques destinées à garantir l’équité entre candidats et la transparence du financement politique.

En écrivant un livre sur ses vingt et un jours de prison sans jamais questionner sérieusement sa propre responsabilité dans ces affaires, Sarkozy transforme sa sanction judiciaire en spectacle médiatique et en argument de victimisation. Cette stratégie est dangereuse car elle banalise la corruption et le mépris des règles démocratiques, suggérant que ces comportements sont normaux en politique et que seuls les perdants sont punis.

Vingt et un jours : une expérience vraiment digne d’un livre ?

Il convient également de s’interroger sur la proportionnalité entre l’expérience vécue et la publication d’un livre. Vingt et un jours en prison, c’est certes une épreuve pour quelqu’un qui a connu les ors de l’Élysée, mais est-ce suffisant pour justifier un témoignage littéraire ? Des milliers de personnes passent des années en détention, souvent dans des conditions bien plus difficiles que celles d’un ancien président bénéficiant d’un statut particulier. Beaucoup d’entre elles sont incarcérées pour des délits mineurs ou même injustement, sans jamais avoir l’opportunité de publier leurs récits ni de recevoir l’attention médiatique dont bénéficie Sarkozy.

Cette publication apparaît donc comme une instrumentalisation de l’expérience carcérale à des fins de communication et de réhabilitation publique. Elle témoigne d’une certaine arrogance : celle de considérer que son expérience, aussi brève soit-elle, mérite d’être racontée et consommée par le grand public, alors que celle de milliers d’autres détenus reste ignorée.

Qui incarne véritablement le mépris des règles ?

Sans recourir à l’insulte ni risquer une action en diffamation, on peut légitimement questionner qui, dans cette histoire, incarne véritablement le mépris des règles et des valeurs collectives. Sarkozy, qui traitait les jeunes des quartiers de « racaille » et promettait de les « nettoyer au Kärcher », est aujourd’hui condamné pour corruption, trafic d’influence et association de malfaiteurs. Ces condamnations démontrent un mépris systématique des règles démocratiques et une volonté de placer ses intérêts personnels au-dessus du bien commun.

Comme l’affirme une citation attribuée à la sagesse antique : « La corruption est au comble quand le pouvoir anoblit ce qui est vil ». Cette maxime s’applique parfaitement au cas Sarkozy, qui utilisait le pouvoir pour stigmatiser les plus vulnérables tout en s’adonnant lui-même à des pratiques condamnées par la justice.

La véritable « racaille », si l’on doit employer ce terme que Sarkozy a lui-même popularisé, n’est-elle pas celle qui trahit la confiance des citoyens, qui détourne les institutions à son profit, qui corrompt le processus démocratique et qui refuse ensuite d’assumer ses responsabilités en se présentant comme une victime ? Cette question mérite d’être posée, non pour insulter, mais pour rétablir une symétrie morale : les mêmes critères d’évaluation doivent s’appliquer à tous, quels que soient leur statut et leur pouvoir.

Les philosophes des Lumières nous ont enseigné que la loi doit être la même pour tous et que personne ne peut se placer au-dessus d’elle. L’égalité devant la loi est un principe fondamental de la démocratie moderne. Sarkozy, en refusant cette égalité et en contestant la légitimité de la justice lorsqu’elle le condamne, trahit les valeurs qu’il prétendait défendre lorsqu’il était au pouvoir.

L’urgence d’une vigilance citoyenne

« Le journal d’un prisonnier » n’est donc pas un simple témoignage personnel, mais un symptôme d’une dérive plus large : celle de la banalisation de la corruption politique, de la minimisation de la responsabilité des gouvernants et de l’instrumentalisation de l’image publique pour échapper à la sanction. Cette dérive constitue une menace pour la démocratie, car elle affaiblit la confiance des citoyens dans les institutions et légitime l’idée que les règles ne s’appliquent pas de la même manière à tous.

Face à cette situation, la vigilance citoyenne est plus que jamais nécessaire. Il est essentiel de rappeler que la justice n’est pas un adversaire politique, mais un pilier de l’État de droit. Les condamnations de Sarkozy ne sont pas le fruit d’un complot ou d’une persécution, mais le résultat de procédures judiciaires régulières, contradictoires et transparentes. Remettre en cause ces décisions, c’est affaiblir la légitimité même de la justice et ouvrir la voie à l’arbitraire.

Il est également important de refuser la rhétorique victimaire qui cherche à inverser les rôles et à transformer le coupable en victime. Cette stratégie de communication, si elle n’est pas dénoncée, risque de créer un précédent dangereux où tout dirigeant condamné pourra se présenter comme un martyr et échapper ainsi à la sanction morale et politique de ses actes.

Quand la culture populaire révèle la vérité

En 2016, le rappeur Kery James sortait « Racailles », un morceau coup de poing qui renverse l’utilisation stigmatisante de ce terme popularisé par Nicolas Sarkozy. Dans ce titre devenu un classique du rap conscient français, Kery James détourne l’insulte qu’on lançait aux jeunes des quartiers populaires pour la retourner contre ceux qui détiennent réellement le pouvoir et abusent de leurs privilèges. Le rappeur y dénonce la corruption dans les plus hautes sphères de l’État, les promesses non tenues, les comptes truqués et un système où ce sont toujours les mêmes qui s’enrichissent pendant que les mêmes restent dans la misère.

Les condamnations de Nicolas Sarkozy ne sont pas des accidents. Elles sont le résultat d’enquêtes approfondies. De procédures contradictoires. De décisions de justice rendues par des magistrats indépendants. Elles témoignent d’un comportement systématique de violation des règles démocratiques : corruption, trafic d’influence, financement illégal, association de malfaiteurs.

La question posée par Kery James prend tout son sens. Qui mérite véritablement d’être qualifié de « racaille » ? Le jeune de banlieue qui grandit dans la précarité ? Ou celui qui accède aux plus hautes fonctions de l’État et utilise ce pouvoir pour corrompre le système démocratique ? Celui qui vit dans une cité HLM et commet parfois de petits délits de survie ? Ou celui qui depuis les ors de l’Élysée orchestre des systèmes de fraude électorale à hauteur de millions d’euros ? Celui qu’on stigmatise et qu’on promet de « nettoyer au Kärcher » ? Ou celui qui prononce ces mots tout en violant systématiquement les lois qu’il est censé faire respecter ?

L’annonce de la sortie de « Le journal d’un prisonnier » par Nicolas Sarkozy nous rappelle l’urgence d’une exigence éthique renouvelée en politique. Les citoyens ont le droit d’attendre de leurs dirigeants non seulement qu’ils respectent la loi, mais aussi qu’ils assument leurs responsabilités lorsqu’ils la violent. La posture victimaire adoptée par Sarkozy constitue un déni de cette responsabilité. Une insulte à la justice. Une insulte aux citoyens.

Les philosophes des Lumières nous ont légué un héritage précieux. L’idée que le pouvoir doit être limité, contrôlé, responsable. Montesquieu nous a enseigné la séparation des pouvoirs, rempart contre l’arbitraire et le despotisme. Rousseau nous a légué la souveraineté populaire, le contrat social, l’idée que tout pouvoir émane du peuple. Voltaire nous a montré la liberté d’expression, la lutte contre l’intolérance, le combat pour la justice contre l’arbitraire. Ces principes ne sont pas de simples abstractions théoriques. Ce sont des garanties concrètes contre la tyrannie et la corruption.

En publiant ce livre, Sarkozy tente de réécrire son histoire. De se présenter comme une victime d’un système injuste. Mais la vérité est têtue. Il a été condamné par la justice de son pays pour des faits graves qui portent atteinte à la démocratie. Plutôt que de reconnaître cette réalité et d’en tirer les leçons, il choisit la fuite en avant. La victimisation. La contestation.

Refusons cette manipulation. Affirmons que la justice doit s’appliquer à tous, sans distinction de statut ou de pouvoir. Dénonçons l’hypocrisie de celui qui stigmatisait les plus faibles et qui demande aujourd’hui la compassion pour lui-même. Rappelons que vingt et un jours en prison ne constituent pas une épreuve exceptionnelle justifiant un livre, mais une sanction judiciaire méritée pour des actes condamnés par la loi.

Kery James, à travers sa musique engagée, nous rappelle l’importance de nommer les choses correctement. De ne pas laisser les puissants détourner le langage pour échapper à leurs responsabilités. En retournant le mot « racaille » contre ceux qui corrompent la démocratie, il opère une réappropriation symbolique puissante qui rétablit une forme de justice sémantique.

La vraie racaille, au sens étymologique du terme qui désigne ce qui est vil et méprisable, n’est pas celle qu’on trouve dans les cités. Elle se cache parfois dans les palais de la République. Derrière les costumes trois-pièces. Derrière les discours bien rodés. Elle corrompt. Elle triche. Elle détourne. Elle manipule. Puis elle crie à l’injustice quand elle est enfin rattrapée par la loi.

La démocratie ne se nourrit pas de martyrs autoproclamés, mais d’un respect sincère des règles et de la vérité. C’est dans ce respect que se trouve la source de la véritable confiance politique. Nicolas Sarkozy, par son attitude, nous offre un contre-exemple édifiant de ce qu’un dirigeant ne devrait jamais être : un homme qui place son image et ses intérêts personnels au-dessus du bien commun et de la justice.

À nous, citoyens vigilants, de ne pas nous laisser abuser par cette stratégie de communication. À nous de maintenir l’exigence de responsabilité et d’intégrité que nous sommes en droit d’attendre de nos dirigeants. À nous, enfin, de nous souvenir que la démocratie ne survit que si la justice s’applique également à tous. Sans privilège. Sans exception. Sans compassion sélective pour les puissants.

Car au final, la question n’est pas de savoir qui est la « racaille ». La vraie question est de savoir si nous aurons le courage collectif d’exiger le même respect de la loi de la part de tous. De refuser que ceux qui nous gouvernent se croient au-dessus des règles qu’ils imposent aux autres.

Nicolas Sarkozy, en publiant « Le journal d’un prisonnier », nous offre involontairement une leçon salutaire. Celle de ne jamais confondre l’image et la réalité. La rhétorique et la vérité. Le pouvoir et la légitimité. Les condamnations judiciaires qu’il a subies ne sont pas le fruit d’un complot, mais la conséquence logique de ses actes. Plutôt que de les assumer avec humilité, il choisit la fuite en avant dans la victimisation.

La vérité finit toujours par rattraper le mensonge. La justice finit toujours par rattraper l’injustice. Et l’histoire finit toujours par désigner qui étaient les véritables « racailles » : non pas ceux qu’on stigmatisait dans les quartiers, mais ceux qui trahissaient la confiance du peuple depuis les sommets du pouvoir.

« Accepter de perdre nos enfants » : le glaive de la parole

© Arnaud Février

Mardi 18 novembre, devant le Congrès des maires de France, le général Fabien Mandon a tenu un discours que beaucoup qualifient d' »alarmiste » et de « choc ». Le chef d’état-major des armées a demandé aux Français d’accepter de « perdre leurs enfants » dans une guerre qu’il annonce pour 2030, transformant les élus locaux en relais d’une rhétorique anxiogène. Mais un militaire a-t-il le droit de tenir de tels propos sans mandat démocratique ? Doit-on normaliser l’idée d’un conflit présenté comme inévitable alors que la diplomatie reste une option ? Ce discours « très noir » assumé par le général soulève une question essentielle : qui a la légitimité de préparer psychologiquement une population au sacrifice, et à quel prix pour la santé mentale d’une génération déjà fragilisée ? Entre manufacture du consentement et dérive autoritaire, décryptage d’une prise de parole qui interroge autant qu’elle inquiète.

L’architecture du consentement

Image d’illustration

Noam Chomsky et Edward Herman, dans leur ouvrage fondamental La Fabrication du consentement, ont démontré comment les élites politiques et médiatiques façonnent l’opinion publique pour servir des intérêts particuliers. Le discours du général Mandon s’inscrit parfaitement dans cette mécanique : en choisissant un auditoire composé de maires, ces relais essentiels entre l’État et les citoyens, il crée une chaîne de transmission du message belliciste. Les élus locaux deviennent ainsi, consciemment ou non, des vecteurs d’une préparation mentale à la guerre, des amplificateurs d’un discours anxiogène qui vise à normaliser l’idée d’un conflit « inévitable » d’ici « trois ou quatre ans ».

Cette stratégie n’est pas nouvelle. Michel Foucault, dans son cours Il faut défendre la société, analysait comment la guerre devient non seulement un événement historique, mais surtout « une manière de préparer et d’organiser la guerre » à travers le discours et les institutions. La société se transforme en champ de bataille idéologique où le langage militaire envahit progressivement l’espace civil. Foucault, qui avait grandi « sous la menace de la guerre » et développé sa réflexion dans le contexte de la Guerre froide, comprenait que le pouvoir ne s’exerce pas uniquement par la force, mais d’abord par la construction d’une réalité partagée, d’un horizon d’attente collectif.

Le timing comme révélateur

L’interrogation centrale ne porte pas uniquement sur le contenu du discours, mais sur son contexte d’énonciation. Pourquoi maintenant ? Pourquoi devant ces interlocuteurs ? Alors que la diplomatie internationale esquisse des pistes de négociation entre la Russie et l’Ukraine, avec la médiation de la Turquie et de nouvelles propositions américaines, le plus haut gradé français choisit de marteler une vision apocalyptique d’un « conflit contre la Chine ou la Russie » prévu pour 2030. Cette dissonance entre les efforts diplomatiques en cours et le discours martial du général révèle une tension profonde au sein des élites décisionnaires.

Le choix du lieu importe tout autant. En s’adressant aux maires, Mandon leur assigne explicitement « un rôle fondamental » comme « relais » pour « partager sa vision » auprès des citoyens, malgré les « inquiétudes » qu’elle suscite. Cette instrumentalisation des structures démocratiques locales pour diffuser un message de préparation à la guerre pose une question déontologique majeure : où se situe la frontière entre l’information légitime sur les enjeux de défense nationale et la propagation d’une idéologie belliciste qui court-circuite le débat démocratique ?

La rhétorique du sacrifice nécessaire

« Nous avons tout pour dissuader Moscou. Ce qu’il nous manque, c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour défendre la Nation », a déclaré le général avant d’ajouter : « Il faut accepter de perdre nos enfants, de souffrir économiquement. Si nous ne sommes pas prêts à cela, alors nous sommes en risque ». Cette formulation mérite une analyse approfondie. Elle repose sur plusieurs présupposés idéologiques qu’il convient de déconstruire.​

Premièrement, elle établit un lien direct entre « force d’âme » et acceptation du sacrifice, comme si la résistance psychologique d’une nation se mesurait à sa capacité à envoyer ses enfants à la mort. Cette équation est profondément contestable sur le plan philosophique. La véritable « force d’âme » d’une société ne pourrait-elle pas se manifester plutôt dans sa détermination à rechercher des solutions pacifiques, dans son refus de céder à la facilité de la réponse militaire, dans son investissement massif dans la diplomatie et le dialogue ?

Deuxièmement, le discours opère une naturalisation du conflit : la guerre devient inévitable, presque météorologique, un phénomène devant lequel il ne reste qu’à se préparer. Or, comme l’a montré Chomsky, ce type de discours sert précisément à évacuer la question des responsabilités politiques et des choix stratégiques qui conduisent aux conflits. En présentant la guerre comme un destin, on déresponsabilise les décideurs qui, par leurs actions ou leurs inactions diplomatiques, créent les conditions de cette guerre.

Le rôle des élites et la question de la légitimité

La controverse soulevée par les propos du général Mandon révèle une interrogation plus large sur le rôle des élites militaires dans le débat public. Jean-Luc Mélenchon a exprimé son « désaccord total » avec le chef d’état-major, lui reprochant de « prévoir des sacrifices qui seraient la conséquence de nos échecs diplomatiques sur lesquels son avis public n’a pas été demandé ». Sébastien Chenu, vice-président du Rassemblement national, a estimé que le général n’avait pas « la légitimité » pour tenir ces propos et a dénoncé « une faute ». Nicolas Dupont-Aignan a qualifié le discours de « totalement délirant ».

Au-delà des clivages partisans, ces réactions convergent vers une question démocratique fondamentale : quelle est la place d’un militaire dans le débat public sur les orientations stratégiques d’une nation ? Si les armées sont, par essence, au service du pouvoir civil dans une démocratie, comment interpréter cette prise de parole qui semble inverser la hiérarchie des légitimités ? Le général Mandon ne se contente pas d’informer sur les capacités militaires du pays ou d’alerter sur des menaces objectives ; il prescrit un changement d’état d’esprit, il demande aux maires de faciliter « l’installation des militaires dans leurs communes » et de fournir « des espaces » pour les entraînements.

Cette démarche s’apparente à ce que les historiens ont analysé chez d’autres régimes : la déchéance morale qui survient quand les élites utilisent la rhétorique de la guerre comme instrument de transformation sociale et politique. Comme l’écrivait Georges Bernanos dès 1946, les élites ont la responsabilité de ne pas confondre les concepts, de ne pas céder à la suffisance ni à l’hypocrisie dans leur discours public. Leur rôle devrait être de promouvoir « l’affirmation claire et sans concession des valeurs » démocratiques, non de préparer la population au sacrifice sans débat préalable sur les alternatives.

La jeunesse sacrifiée deux fois

Cette escalade rhétorique intervient dans un contexte particulièrement préoccupant pour la santé mentale des jeunes Français. Un tiers des adolescents de 11 à 24 ans présentent aujourd’hui des signes de troubles anxieux, selon une étude de l’Inserm. L’angoisse face à l’actualité a atteint un niveau record en 2024, touchant 31% des jeunes de 11 à 15 ans. « Je n’ai pas envie d’une Troisième Guerre mondiale, ça m’angoisse », témoignent plusieurs adolescents interrogés. La santé mentale a justement été érigée en grande cause nationale pour 2025, reconnaissance officielle d’une crise psychologique qui touche particulièrement les nouvelles générations.

Dans ce contexte, le discours du général Mandon opère un double sacrifice de la jeunesse. D’une part, il normalise l’idée que ces jeunes déjà fragilisés devront peut-être mourir pour la défense nationale. D’autre part, il aggrave leur état psychologique en ajoutant à leurs angoisses existantes (climat, précarité économique, incertitude sur l’avenir) celle d’un conflit militaire majeur présenté comme inéluctable. Cette double violence symbolique pose une question éthique majeure : comment une société peut-elle se préoccuper officiellement de la santé mentale de sa jeunesse tout en diffusant des messages qui alimentent précisément les troubles anxieux ?

Foucault avait théorisé ce qu’il appelait la « biopolitique », cette forme de pouvoir qui s’exerce sur la vie même des populations. Dans cette logique, l’État se préoccupe de la santé de ses citoyens non par humanisme, mais pour maximiser leur utilité sociale et économique. La contradiction apparente entre la proclamation de la santé mentale comme grande cause nationale et la préparation psychologique à la guerre se résout dès lors que l’on comprend que les deux relèvent d’une même logique : gérer les populations pour servir les intérêts définis par les élites. Une jeunesse anxieuse mais disciplinée, préparée mentalement au sacrifice, constitue peut-être, aux yeux de certains décideurs, une ressource mobilisable.

La guerre comme horizon ou comme échec ?

Pendant que le général Mandon prépare les esprits à un conflit qu’il présente comme inévitable, la diplomatie poursuit discrètement son travail. Le président turc Recep Tayyip Erdogan appelle à relancer les négociations d’Istanbul pour « mettre un terme à une guerre aux effets dévastateurs ». Des propositions de cessez-le-feu circulent, des échanges de prisonniers sont envisagés. Certes, les positions demeurent éloignées et le chemin vers la paix reste incertain. Mais faut-il pour autant renoncer à cette recherche et conditionner toute une population à l’inéluctabilité du conflit ?

La question philosophique centrale réside ici dans notre conception même de l’histoire et de l’action humaine. Si l’on accepte la vision déterministe selon laquelle la guerre entre grandes puissances est inévitable, alors effectivement il ne reste qu’à s’y préparer psychologiquement et matériellement. Mais si l’on considère au contraire que l’histoire reste ouverte, que les choix politiques et diplomatiques peuvent modifier le cours des événements, alors la priorité devrait être donnée à l’intensification des efforts de paix, non à la militarisation des consciences.

Comme l’ont démontré Chomsky et Herman, la manufacture du consentement repose précisément sur cette fermeture de l’horizon des possibles. En présentant une seule issue comme réaliste (ici, la préparation à la guerre), on évacue du débat public toutes les alternatives qui exigeraient d’autres choix politiques, d’autres investissements, d’autres priorités. La véritable question n’est donc pas « sommes-nous prêts à accepter de perdre nos enfants ? », mais plutôt « quels moyens sommes-nous prêts à mobiliser pour ne pas avoir à faire ce choix ? »

La responsabilité du verbe

Le langage n’est jamais neutre. Les mots prononcés par une autorité comme le chef d’état-major des armées ont un poids performatif : ils ne décrivent pas seulement une réalité, ils contribuent à la créer. En répétant que la guerre est probable d’ici trois ou quatre ans, en demandant aux citoyens d’accepter par anticipation le sacrifice de leurs enfants, on ne se contente pas d’informer sur un risque ; on normalise ce risque, on le rend acceptable, on commence à construire les conditions psychologiques de son actualisation.

Cette dimension performative du discours belliciste avait été analysée par Foucault lorsqu’il étudiait comment « la guerre comme manière de faire la guerre, comme manière de préparer et d’organiser la guerre » précède toujours le conflit effectif. La préparation mentale des populations constitue une étape essentielle de cette organisation. En ce sens, le discours du général Mandon ne relève pas uniquement de la communication institutionnelle ; il participe d’une stratégie plus large de transformation du rapport de la société française à la possibilité de la guerre.

L’histoire du XXe siècle regorge d’exemples où les élites, par leur « démission » morale ou leur instrumentalisation de la rhétorique guerrière, ont conduit leurs peuples vers des catastrophes qu’elles présentaient pourtant comme nécessaires ou inévitables. Les « déséquilibrés sociopathes » de tous bords politiques, pour reprendre l’expression de Wilhelm Reich citée dans l’analyse des responsabilités élitaires, ont inventé « des guerres mondiales comme instrument de basculement des rapports de force historiques ». À chaque fois, ces conflits étaient présentés comme des nécessités stratégiques, des réponses inévitables à des menaces existentielles. À chaque fois, ce furent les peuples qui en payèrent le prix.

L’alternative de la paix et de l’investissement

La question n’est pas de nier les tensions géopolitiques ni l’importance de la défense nationale. Elle est de savoir quel message une société responsable doit envoyer à ses citoyens, et particulièrement à sa jeunesse. Plutôt que de « préparer » la population à « perdre ses enfants », ne serait-il pas plus judicieux, plus courageux même, d’intensifier les efforts diplomatiques et d’investir massivement dans la santé mentale des jeunes générations ?

Une génération anxieuse, conditionnée à la fatalité du conflit, ne fera pas une nation résiliente. Au contraire, elle constituera une société fragilisée, incapable de mobiliser les ressources psychologiques nécessaires pour faire face aux défis multiples de notre époque : transition écologique, transformation économique, préservation de la cohésion sociale. La véritable « force d’âme » dont parlait le général Mandon ne se construit pas dans l’acceptation résignée du sacrifice, mais dans la capacité collective à imaginer et à construire des alternatives au cycle de la violence.

Face au conflit entre la Russie et l’Ukraine/OTAN, les solutions militaires doivent rester l’ultime recours, non la seule perspective offerte à une population déjà éprouvée. La paix n’est pas une utopie naïve, mais un travail patient, exigeant, qui demande autant de « force d’âme » que la préparation à la guerre, sans doute même davantage. Car il est toujours plus facile de suivre la pente de la confrontation que de maintenir obstinément le cap du dialogue, surtout quand les discours dominants normalisent le conflit.

Conclusion : choisir la vie

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Le rôle d’un État démocratique n’est pas de propager la peur, mais de construire les conditions de la paix et de l’épanouissement de ses citoyens. La biopolitique, au sens où Foucault l’entendait, devrait être une politique qui choisit résolument le « faire vivre » plutôt que le « laisser mourir ». Lorsqu’un haut responsable militaire demande publiquement aux Français d’accepter de perdre leurs enfants, c’est précisément cette priorité qui est inversée.

Il est temps de rappeler que la vraie force d’une nation se mesure à sa capacité à privilégier le dialogue sur les armes, à protéger la santé mentale de ses enfants plutôt qu’à les préparer au sacrifice. Les élites, qu’elles soient militaires, politiques ou médiatiques, portent une responsabilité historique dans les discours qu’elles tiennent et les horizons qu’elles dessinent pour leurs sociétés. Elles peuvent choisir de fabriquer le consentement à la guerre, ou de mobiliser leur énergie pour construire les conditions de la paix.

L’histoire jugera les choix que nous faisons aujourd’hui. Face au discours qui normalise le sacrifice d’une génération, face à la rhétorique qui présente la guerre comme inéluctable, il appartient aux citoyens de résister à cette manufacture du consentement et d’exiger de leurs dirigeants qu’ils investissent autant d’énergie dans la diplomatie qu’ils en consacrent à la préparation militaire. Car au bout du compte, ce sont toujours les mêmes qui paient le prix des guerres décidées par d’autres. Et ce sont les générations futures qui vivront avec les conséquences de notre passivité ou de notre résistance face aux discours qui, aujourd’hui, préparent leurs consciences au pire. La paix n’est pas un état naturel qui s’imposerait de lui-même ; elle se construit, jour après jour, par des choix politiques courageux et une vigilance citoyenne constante. Choisir la paix, c’est refuser que le discours belliciste s’installe comme une évidence, c’est exiger des comptes sur les échecs diplomatiques plutôt que d’accepter leurs conséquences militaires, c’est investir massivement dans la santé mentale de la jeunesse plutôt que de la préparer à la guerre. C’est, en somme, choisir la vie.

Nouveau sondage sur les musulmans de France ou autopsie d’une manipulation collective

Image d’illustration

Quelques jours après avoir pleuré les victimes du 13 Novembre, la France s’est réveillée avec un nouveau chiffre à brandir : 59% des jeunes musulmans favorables à la « charia ». En quelques heures, ce sondage IFOP est devenu l’arme de tous les procès, le prétexte de toutes les stigmatisations. Pourtant, cette même étude révèle une réalité qu’on s’empresse d’occulter : 27% de couples mixtes religieux, des millions d’interactions quotidiennes qui tissent, en silence, le vivre-ensemble. Car dans la France de 2025, les ponts font moins vendre que les murs. Pendant que les algorithmes fabriquent de la haine et que les politiques instrumentalisent la peur, une autre France continue d’exister. Derrière les titres alarmistes se cache une réalité autrement plus complexe : celle d’une jeunesse prise en étau entre les discours de rejet et une société qui la stigmatise. Autopsie d’une manipulation collective qui nous mène droit vers l’abîme, et des chemins possibles pour en sortir.

Il y a des moments dans l’histoire d’une nation où le discours public bascule dangereusement vers l’abîme. Le 17 novembre 2025, quatre jours seulement après les commémorations des attentats du 13 Novembre qui ont endeuillé la France, l’institut IFOP publiait une étude de 60 pages sur le rapport des musulmans français à leur religion. Immédiatement, un chiffre a été extrait, isolé, amplifié jusqu’à l’obsession : 59% des jeunes musulmans seraient favorables à l’application de la charia.

Ce chiffre a tourné en boucle sur tous les plateaux télévisés. Il a nourri les éditoriaux enflammés, les tweets indignés, les discours politiques martelant l’urgence sécuritaire. En quelques heures, 7% de la population française, les musulmans, se retrouvaient à nouveau sous les projecteurs d’un procès médiatique qui ne dit jamais son nom : celui de leur légitimité même à faire partie de la communauté nationale.

Pourtant, à y regarder de plus près, cette étude raconte une histoire bien différente de celle qu’on nous sert. Elle raconte l’histoire d’une jeunesse prise en étau entre les algorithmes de radicalisation et les discours de haine institutionnalisés. Elle raconte l’histoire d’une société française qui, en accusant perpétuellement une partie d’elle-même, fabrique précisément les fractures qu’elle prétend combattre. Et surtout, elle raconte l’histoire d’une manipulation collective dont nous sommes tous, à des degrés divers, complices.

Le piège sémantique : la charia comme concept fourre-tout

Commençons par le commencement : qu’est-ce que la « charia » ? Pour le téléspectateur moyen abreuvé d’images de Daesh et de décapitations, le terme évoque immédiatement un système juridique moyenâgeux, fait de châtiments corporels et d’oppression des femmes. C’est cette image qui a été convoquée, consciemment ou non, lorsque le chiffre de 59% a été martelé.

Perception de la charia selon les générations. 59% des musulmans âgés de 15-24 ans sont favorables à l’application de la charia dans les pays non musulmans, contre 38% chez les plus de 50 ans. Cette différence générationnelle illustre une réaffirmation identitaire face à la discrimination perçue. Source : Ifop, novembre 2025.

Or, la réalité linguistique et religieuse est infiniment plus complexe. En arabe, « charia » signifie littéralement « le chemin vers l’eau », métaphore d’un ensemble de prescriptions morales et spirituelles qui guident la vie du croyant. Pour une immense majorité de musulmans, la charia désigne avant tout des règles alimentaires (ne pas consommer de porc ou d’alcool), vestimentaires (se couvrir de manière pudique), ou rituelles (prier cinq fois par jour, jeûner pendant le Ramadan).

L’étude Ifop elle-même le confirme : seuls 15% des musulmans français souhaitent une application « intégrale » de la charia, un pourcentage qui a même diminué depuis 2008 où il atteignait 17%. Autrement dit, l’écrasante majorité des musulmans interrogés ne réclame nullement l’instauration d’un système juridique parallèle, mais simplement le droit de vivre leur foi dans le cadre républicain existant.

Mais cette nuance, cruciale, a été délibérément occultée dans la plupart des reprises médiatiques. Pourquoi ? Parce qu’elle ne sert pas le récit dominant. Parce qu’elle ne génère pas de clics, de parts d’audience, d’indignation virale sur les réseaux sociaux. Parce qu’elle oblige à penser plutôt qu’à réagir viscéralement.

L’art de l’amalgame

Ce tour de passe-passe sémantique n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans une longue tradition rhétorique qui consiste à essentialiser une population entière à travers des catégories floues et menaçantes. Hier, on parlait du « péril jaune » ou du « judéo-bolchévisme ». Aujourd’hui, on parle d' »islamisation » et de « séparatisme ». Les mots changent, la mécanique reste identique : créer un Autre inquiétant, dont l’altérité même constituerait une menace existentielle pour « nous ».

Cette logique d’amalgame repose sur un syllogisme implicite mais redoutablement efficace : les terroristes sont musulmans ; les musulmans suivent la charia ; donc tout musulman attaché à sa foi est potentiellement un terroriste. Ce raisonnement est évidemment absurde, il serait tout aussi légitime de dire que les prêtres pédophiles sont chrétiens, donc tout chrétien pratiquant est suspect de pédophilie. Mais l’absurdité logique n’empêche nullement l’efficacité rhétorique.

C’est précisément ce que dénonce le philosophe américain Edward Said dans son œuvre magistrale L’Orientalisme : l’Occident a construit une représentation fantasmée de l’Islam comme altérité absolue, irrationnelle, violente par essence. Cette construction discursive ne décrit pas une réalité ; elle la produit, en enfermant des millions d’individus dans une identité assignée dont ils ne peuvent s’échapper.

La mixité religieuse comme contre-narration

Si l’on prend la peine de lire l’étude Ifop dans son intégralité plutôt que de s’arrêter aux titres sensationnalistes, on découvre des données qui contredisent radicalement le discours du « grand remplacement » et du repli communautaire.

Premier fait marquant : 27% des musulmans français vivent en couple avec une personne d’une autre religion ou sans religion, contre seulement 20% pour l’ensemble de la population française. Relisez cette phrase lentement. Elle signifie que les musulmans, cette communauté qu’on accuse sans cesse de communautarisme, pratiquent davantage la mixité religieuse que la moyenne nationale.

Les musulmans français pratiquent davantage la mixité religieuse que la moyenne nationale. 27% des musulmans en couple vivent avec une personne d’une autre religion ou sans religion, contre 20% pour l’ensemble des Français. Source : Ifop, État des lieux du rapport à l’islam et à l’islamisme des musulmans de France, novembre 2025.

Comment expliquer ce paradoxe apparent ? D’abord par une réalité démographique simple : les musulmans représentent 7% de la population française, les catholiques 43%. Mécaniquement, un jeune musulman a statistiquement plus de chances de rencontrer des partenaires potentiels d’autres confessions qu’un jeune catholique. Mais cette explication ne suffit pas. Car ces unions mixtes ne se produisent pas par hasard : elles résultent de choix individuels, d’histoires d’amour qui transcendent les appartenances communautaires, de familles qui acceptent la différence.

Ces 27% de couples mixtes, ce sont des millions d’interactions quotidiennes, de compromis négociés, de ponts construits entre des univers culturels et religieux différents. Ce sont des enfants qui grandissent en naviguant entre plusieurs héritages, apprenant dès le plus jeune âge que l’identité n’est pas une prison mais un horizon ouvert. Ce sont, en somme, la preuve vivante que le vivre-ensemble n’est pas un slogan creux mais une réalité tangible, vécue par des centaines de milliers de Français.

La religion comme refuge identitaire face à la discrimination

Mais alors, comment expliquer la « réislamisation » constatée chez les jeunes générations ? Comment comprendre que 67% des musulmans de 15-24 ans prient quotidiennement, contre 53% chez les plus de 50 ans ?

Évolution de la pratique religieuse selon les générations. 67% des musulmans âgés de 15-24 ans prient quotidiennement, contre 53% chez les plus de 50 ans. Cette augmentation témoigne d’une réaffirmation identitaire réactive face à l’hostilité sociale perçue. Source : Ifop, novembre 2025.

L’étude Ifop elle-même fournit un élément de réponse crucial, mais que la plupart des commentateurs ont soigneusement évité : cette réaffirmation identitaire intervient dans un contexte où les musulmans français font face à une discrimination massive et croissante.

Selon un autre sondage Ifop réalisé en septembre 2025 pour la Grande Mosquée de Paris, 66% des musulmans déclarent avoir été victimes de comportements racistes au cours des cinq dernières années, soit trois fois plus que l’ensemble des Français. Plus frappant encore : 82% d’entre eux estiment que la haine envers les musulmans est un phénomène répandu en France, et 81% considèrent que cette haine s’est aggravée au cours des dix dernières années.

66% des musulmans français déclarent avoir été victimes de comportements racistes au cours des cinq dernières années, soit trois fois plus que l’ensemble des Français. Cette discrimination massive alimente le repli identitaire observé chez les jeunes générations. Source : Ifop pour la Grande Mosquée de Paris, septembre 2025.

Ces chiffres ne sont pas de simples perceptions subjectives. Ils sont corroborés par les statistiques du ministère de l’Intérieur : sur les cinq premiers mois de 2025, les actes antimusulmans ont augmenté de 75%, avec un triplement des atteintes aux personnes. Nous parlons ici d’agressions physiques, d’insultes dans l’espace public, de discriminations à l’embauche, au logement, dans l’accès aux services publics.

Imaginez un instant que vous êtes un adolescent français de confession musulmane. Vous allumez la télévision : on parle de vous comme d’une menace. Vous ouvrez Twitter : des comptes vérifiés vous expliquent que votre présence sur le sol français est un problème. Vous postulez à un emploi : votre nom à consonance maghrébine divise par deux vos chances d’être convoqué à un entretien. Vous portez le voile : on vous refuse l’accès à certains espaces, on vous interpelle dans la rue, on vous crache parfois dessus.

Dans ce contexte d’hostilité permanente, le repli sur l’identité religieuse n’est pas un choix idéologique abstrait. C’est un mécanisme de défense psychologique, une manière de retrouver dignité et estime de soi dans un environnement qui vous nie constamment. La sociologue Nacira Guénif-Souilamas parle à ce propos d' »identité réactive » : on devient ce que le regard dominant vous assigne à être, non par conviction profonde, mais par impossibilité de devenir autre chose.

Le rôle des réseaux sociaux : une radicalisation à double sens

C’est ici qu’intervient le facteur le plus sous-estimé de toute cette équation : les réseaux sociaux. Depuis une dizaine d’années, les plateformes numériques sont devenues le principal espace de socialisation des adolescents et jeunes adultes. Or, ces espaces sont structurés par des algorithmes qui favorisent systématiquement les contenus clivants, émotionnellement chargés, anxiogènes.

Pour un jeune musulman français en quête d’identité, ces algorithmes vont progressivement le pousser vers deux types de contenus également toxiques.

D’un côté, les discours islamophobes. Des comptes anonymes ou semi-anonymes qui publient quotidiennement des messages de haine, des caricatures dégradantes, des vidéos sorties de leur contexte censées « prouver » l’incompatibilité de l’Islam avec la République. Ces contenus, parce qu’ils génèrent de l’engagement (indignation, partage, commentaires virulents), sont massivement amplifiés par les algorithmes. Un adolescent peut ainsi être exposé quotidiennement à des centaines de messages lui signifiant qu’il n’a pas sa place en France, que sa religion fait de lui un être inférieur, dangereux, indésirable.

De l’autre côté, en réaction à cette violence symbolique, les algorithmes vont également proposer des contenus communautaires et potentiellement radicaux. Des prédicateurs charismatiques qui promettent un Islam « authentique », « non édulcoré », en rupture avec la société française « décadente » et « islamophobe ». Des vidéos de propagande jihadiste déguisées en analyses géopolitiques. Des forums où l’on cultive le ressentiment, où l’on transforme la douleur d’être rejeté en haine de ceux qui rejettent.

Cette double exposition crée un cercle vicieux redoutable : plus un jeune est confronté à des discours islamophobes, plus il est susceptible de se réfugier dans des espaces communautaires radicaux ; et plus il fréquente ces espaces, plus son comportement va effectivement correspondre aux stéréotypes islamophobes, alimentant ainsi la spirale.

Les travaux de chercheurs comme Farhad Khosrokhavar (EHESS) et Olivier Roy confirment : l’engagement actif avec des contenus extrémistes en ligne augmente considérablement le facteur de risque de basculement dans la violence. Mais ces mêmes recherches soulignent que cet engagement ne se produit pas en vase clos. Il est toujours la conséquence d’un sentiment d’exclusion, d’humiliation, de déni de reconnaissance dans la société réelle.

Déconstruction systématique des arguments islamophobes

Armés de cette compréhension contextuelle, nous pouvons maintenant déconstruire méthodiquement les principaux arguments brandis par les discours islamophobes suite à la publication de ce sondage.

Argument n°1 : « Les jeunes musulmans sont plus radicaux que leurs parents, preuve que l’intégration échoue »

C’est sans doute l’argument le plus fréquemment avancé. Le constat est exact : les jeunes générations de musulmans français affichent effectivement des indicateurs de religiosité plus élevés que leurs aînés. Mais l’interprétation qui en est faite est profondément erronée.

D’abord, il faut rappeler un fait sociologique fondamental : les parents et grands-parents des jeunes musulmans d’aujourd’hui sont majoritairement des primo-arrivants, venus en France comme travailleurs immigrés dans les années 1960-1980. Pour ces générations, la stratégie d’intégration privilégiée était l’invisibilisation : faire profil bas, ne pas faire de vagues, adopter autant que possible les codes de la société d’accueil. Beaucoup ont ainsi mis en sourdine leurs pratiques religieuses, considérant que c’était le prix à payer pour être acceptés.

Leurs enfants et petits-enfants, en revanche, sont Français de naissance. Ils n’ont pas connu l’exil, le déracinement, la précarité administrative de leurs ancêtres. Ils ont grandi avec l’idée républicaine selon laquelle tous les citoyens sont égaux en droits, quelle que soit leur origine ou leur religion. Ils ont appris à l’école que la laïcité garantit la liberté de conscience et de culte.

Or, la réalité à laquelle ils se heurtent contredit quotidiennement cet enseignement. Ils découvrent qu’être musulman en France signifie être perpétuellement suspect. Qu’on peut vous refuser un emploi, un logement, un stage à cause de votre nom ou de votre apparence. Qu’on vous demande constamment de vous « excuser » pour des actes terroristes que vous condamnez mais dont on vous rend collectivement responsable.

Cette dissonance cognitive est insupportable. Et face à elle, deux réactions sont possibles : soit l’intériorisation de la stigmatisation (se dévaloriser, se détester soi-même, tenter désespérément de ressembler au « Français standard ») ; soit la réaffirmation identitaire (revendiquer fièrement ce qui fait de vous une cible, en faire une source de fierté plutôt que de honte).

C’est cette seconde voie que choisissent de nombreux jeunes musulmans aujourd’hui. Pas par « radicalisation », mais par dignité. Parce qu’on leur a appris que la République ne transige pas avec l’égalité, et qu’ils prennent ce principe au sérieux, peut-être plus au sérieux que ceux qui le proclament tout en le violant quotidiennement.

Argument n°2 : « 59% de jeunes favorables à la charia, c’est inacceptable dans une démocratie »

Nous avons déjà évoqué le piège sémantique du terme « charia ». Mais allons plus loin. Que signifie réellement ce 59% ?

D’abord, rappelons que la question posée par l’Ifop ne précise pas ce qu’il faut entendre par « application de la charia ». Chaque répondant projette donc sa propre définition, qui peut aller du simple respect de prescriptions alimentaires à l’instauration d’un système juridique complet.

Ensuite, il faut contextualiser ce chiffre. Demandons-nous : quelle proportion de chrétiens français serait favorable à ce que les valeurs chrétiennes guident davantage les lois du pays ? Quelle proportion de juifs pratiquants souhaiterait que le calendrier national tienne davantage compte des fêtes juives ? Ces questions n’ont pas été posées, rendant toute comparaison impossible. Mais il est fort probable que les résultats ne seraient pas si différents.

Car ce que révèle ce chiffre, au fond, c’est simplement que les croyants, musulmans comme les autres, aimeraient que la société accorde plus de place à leur foi. Ce n’est ni scandaleux ni menaçant. C’est humain. C’est même, pourrait-on dire, démocratique : dans une démocratie, chaque groupe a le droit d’exprimer ses aspirations et de tenter de les faire advenir par les voies légales.

Surtout, focalisons-nous sur ce que dit l’étude Ifop et que personne ne mentionne : 49% des musulmans considèrent que la loi française doit prévaloir sur les règles islamiques quand il y a conflit entre les deux. Autrement dit, près de la moitié des musulmans français affirment explicitement que la République prime sur la religion. Et si l’on ajoute à ces 49% tous ceux qui, parmi les 51% restants, comprennent la « charia » comme de simples pratiques privées non contradictoires avec la loi (ne pas boire d’alcool, prier, etc.), on arrive à une proportion écrasante de musulmans français qui ne contestent nullement la primauté du droit républicain.

Rapport à la loi française vs prescriptions religieuses. Alors que 59% des jeunes se disent favorables à « la charia », 49% de l’ensemble des musulmans affirment que la loi française doit primer en cas de conflit avec les règles religieuses, nuançant fortement l’interprétation des premiers chiffres. Source : Ifop, novembre 2025.

Mais cette lecture apaisée ne fait pas vendre de journaux. Elle n’alimente pas les carrières politiques construites sur la peur de l’Autre. Elle n’offre pas de bouc émissaire commode aux frustrations collectives.

Argument n°3 : « Les musulmans forment une communauté à part, refusant la mixité »

Cet argument s’effondre face aux données mêmes du sondage Ifop : les musulmans pratiquent davantage la mixité religieuse que la moyenne française. Mais au-delà des chiffres, interrogeons la logique sous-jacente à cet argument.

Qui, en France, parle constamment des « musulmans » comme d’un bloc homogène ? Ce ne sont pas les musulmans eux-mêmes, qui savent parfaitement qu’ils sont Marocains, Algériens, Tunisiens, Turcs, Maliens, Français « de souche » convertis, etc. Ce ne sont pas non plus les chercheurs en sciences sociales, qui documentent l’extraordinaire diversité des pratiques et des rapports à l’Islam au sein de cette population.

Non, ceux qui communautarisent les musulmans, ce sont précisément ceux qui les accusent de communautarisme. Ce sont les médias qui parlent de « la communauté musulmane » comme s’il s’agissait d’une entité unifiée et monolithique. Ce sont les politiques qui convoquent des « représentants de l’Islam de France » comme s’il existait une hiérarchie centralisée similaire à celle de l’Église catholique. Ce sont les islamophobes qui assignent chaque individu de confession musulmane à une identité collective dont il ne peut s’échapper.

Cette assignation identitaire produit exactement ce qu’elle prétend dénoncer. En traitant les musulmans comme une communauté à part, on les pousse effectivement à se percevoir ainsi. En fermant les portes de l’emploi, du logement, de la représentation politique aux citoyens musulmans, on crée les conditions d’un repli communautaire qui n’avait initialement aucune raison d’être.

Le philosophe Charles Taylor a conceptualisé ce phénomène sous le terme de « politique de reconnaissance ». Les êtres humains, explique-t-il, ont un besoin fondamental de voir leur identité reconnue et valorisée par la société dans laquelle ils vivent. Lorsque cette reconnaissance est systématiquement refusée, lorsque l’image renvoyée par le miroir social est exclusivement négative, les individus n’ont d’autre choix que de construire des espaces alternatifs où leur dignité peut être restaurée.

Argument n°4 : « L’Islam est incompatible avec les valeurs de la République »

C’est peut-être l’argument le plus insidieux, car le plus difficile à déconstruire factuellement. Comment prouver qu’une religion est « compatible » avec un système politique ? La question elle-même est piégée.

Renversons la perspective : le catholicisme est-il compatible avec la République ? Si l’on s’en tient aux textes doctrinaux, la réponse est clairement non. Ce n’est qu’en 1892, avec l’encyclique « Au milieu des sollicitudes » du pape Léon XIII, que l’Église catholique a appelé les fidèles français à accepter la République, soit plus d’un siècle après 1789. L’Église catholique a condamné la Déclaration des droits de l’homme, la séparation de l’Église et de l’État, la liberté de conscience. Elle a soutenu les régimes autoritaires de Pétain en France, de Franco en Espagne, de Salazar au Portugal.

Pourtant, personne aujourd’hui ne conteste la « compatibilité » des catholiques français avec la République. Pourquoi ? Parce que la pratique réelle du catholicisme en France s’est progressivement adaptée au cadre républicain. Les fidèles ont appris à distinguer leur foi privée et leur citoyenneté publique. Ils ont intériorisé les principes laïques sans pour autant renoncer à leurs croyances.

Pourquoi ce qui a été possible pour le catholicisme ne le serait-il pas pour l’Islam ? Uniquement par un préjugé essentialiste qui attribue à l’Islam une rigidité doctrinale que les autres religions n’auraient pas. Or, l’histoire des religions démontre exactement l’inverse : toutes les traditions religieuses sont plastiques, évolutives, capables de s’adapter à des contextes sociaux et politiques variés.

L’Islam français est déjà, dans les faits, parfaitement compatible avec la République. Les 7% de Français musulmans paient leurs impôts, votent, envoient leurs enfants à l’école publique, respectent les lois. Une infime minorité d’entre eux bascule dans la violence terroriste, exactement comme une infime minorité de catholiques bascule dans l’action violente anti-avortement, ou une infime minorité d’écologistes dans l’éco-terrorisme.

Juger une religion entière à l’aune de ses extrémistes, c’est commettre une erreur logique fondamentale. C’est aussi, consciemment ou non, adopter une grille d’analyse que l’on refuse d’appliquer aux autres traditions religieuses. En un mot : c’est faire preuve de deux poids deux mesures, c’est-à-dire de racisme.

Argument n°5 : « Les attentats prouvent que l’Islam pose un problème spécifique »

Personne ne peut nier l’horreur des attentats qui ont frappé la France ces dernières années. Le Bataclan, Nice, Samuel Paty, le père Hamel : autant de tragédies qui ont profondément marqué la conscience collective. Et il est vrai que ces attentats ont été commis au nom d’une certaine interprétation de l’Islam.

Mais établir un lien de causalité entre ces actes et la foi musulmane elle-même est intellectuellement malhonnête et dangereux. D’abord parce que les terroristes représentent une proportion infinitésimale des musulmans français : quelques dizaines d’individus sur plusieurs millions de fidèles. Ensuite parce que leurs motivations sont infiniment plus complexes qu’une simple « radicalisation religieuse ».

Les travaux de recherche sur les trajectoires de radicalisation montrent que les facteurs déterminants sont rarement d’ordre théologique. Ce sont plutôt : des parcours personnels chaotiques (échecs scolaires, ruptures familiales, expériences carcérales), un sentiment d’humiliation sociale et politique, une quête de sens et de reconnaissance dans un monde perçu comme absurde et injuste, l’influence de réseaux sociaux en ligne qui offrent une contre-culture séduisante.

L’Islam, dans ces parcours, joue moins le rôle de cause que de langage. Il offre un vocabulaire, un système de signification qui permet de donner un sens cohérent à des expériences fragmentées et douloureuses. Mais d’autres idéologies peuvent jouer le même rôle : le néonazisme pour les jeunes hommes blancs en recherche d’identité masculine forte, l’écologisme radical pour ceux qui ont perdu foi en la capacité du système à répondre à l’urgence climatique.

Surtout, focaliser exclusivement sur le terrorisme islamiste revient à occulter toutes les autres formes de violence politique qui traversent nos sociétés. En 2025, les actes antimusulmans ont augmenté de 75%, avec un triplement des agressions physiques. Cette violence-là ne fait pas la une des journaux. Elle ne donne pas lieu à des discours présidentiels solennels. Elle est banalisée, invisibilisée, parfois même justifiée comme une « réaction compréhensible » à la menace islamiste.

Cette asymétrie dans le traitement des violences est révélatrice. Elle montre que le problème n’est pas tant la violence en soi que l’identité de ceux qui la commettent. Quand un musulman tue, c’est toute sa communauté qui est mise en accusation. Quand un islamophobe agresse, l’acte est présenté comme celui d’un « individu isolé », sans qu’on interroge l’écosystème idéologique qui a rendu cette violence possible.

Quand les algorithmes fabriquent la haine

Si l’on veut comprendre pourquoi la jeunesse musulmane française affiche aujourd’hui des indicateurs de religiosité plus élevés que les générations précédentes, il est impossible de faire l’économie d’une analyse du rôle des réseaux sociaux.

Les plateformes comme Facebook, Instagram, Twitter/X, TikTok ou YouTube ne sont pas des espaces neutres de libre expression. Ce sont des entreprises privées dont le modèle économique repose entièrement sur la captation de l’attention des utilisateurs. Plus vous restez longtemps sur la plateforme, plus vous scrollez, plus vous cliquez, plus vous visionnez de publicités et plus l’entreprise génère de revenus.

Pour maximiser ce temps d’attention, les ingénieurs de ces plateformes ont développé des algorithmes de recommandation extrêmement sophistiqués. Ces algorithmes apprennent ce qui retient votre attention et vous proposent toujours plus de contenus similaires. Or, les recherches en psychologie cognitive le démontrent : ce qui retient le plus l’attention humaine, ce sont les émotions fortes, et particulièrement les émotions négatives comme la peur, la colère, l’indignation.

Résultat : les algorithmes favorisent structurellement les contenus clivants, extrêmes, anxiogènes. Un message modéré, nuancé, qui invite à la réflexion, sera systématiquement moins diffusé qu’un message enragé qui appelle à l’action immédiate. Une vidéo qui explique patiemment la complexité d’une situation sera moins visionnée qu’une vidéo qui désigne clairement des coupables et des victimes.

La radicalisation algorithmique

Pour un adolescent musulman français, cette logique algorithmique produit des effets dévastateurs. Imaginons son parcours type sur YouTube.

Il commence par chercher des vidéos sur l’Islam, simplement par curiosité ou pour mieux comprendre sa propre religion. L’algorithme lui propose alors des contenus sur les « bases de l’Islam ». Jusque-là, rien de problématique.

Mais rapidement, parce que les contenus plus « engageants » (c’est-à-dire plus polémiques) retiennent davantage l’attention, l’algorithme va commencer à lui proposer des vidéos sur les « attaques contre l’Islam », les « mensonges des médias sur les musulmans », les « preuves de l’islamophobie en France ». Ces contenus génèrent de l’indignation, donc du temps de visionnage, donc sont amplifiés par l’algorithme.

Progressivement, le jeune se retrouve exposé à des discours de plus en plus victimaires, qui présentent les musulmans comme une communauté assiégée, incomprise, persécutée. Et face à cette situation présentée comme dramatique, les mêmes algorithmes vont ensuite lui proposer des « solutions » : des prédicateurs qui expliquent que l’Islam « authentique » est la réponse, que l’Occident est décadent, que les vrais musulmans doivent se démarquer de cette société corrompue.

En quelques mois, sans même avoir cherché activement des contenus extrémistes, un adolescent peut ainsi être exposé à des centaines d’heures de propagande radicale. Et cela fonctionne dans les deux sens : un jeune non-musulman qui commence par s’intéresser à l’actualité sera progressivement orienté vers des contenus islamophobes de plus en plus virulents, jusqu’aux thèses complotistes du « grand remplacement ».

La responsabilité des plateformes

Les entreprises qui gèrent ces réseaux sociaux sont parfaitement conscientes de ces dynamiques. Des lanceurs d’alerte, d’anciens ingénieurs de Facebook ou YouTube, ont révélé que les équipes internes avaient documenté dès 2016-2017 le rôle de leurs algorithmes dans la radicalisation politique et religieuse.

Mais modifier ces algorithmes pour privilégier des contenus modérés plutôt qu’extrêmes réduirait le temps de connexion moyen, donc les revenus publicitaires. Les plateformes ont donc fait le choix délibéré de maintenir des systèmes qu’elles savent toxiques, parce que ces systèmes sont profitables.

Il ne s’agit pas ici de dédouaner les individus de leur responsabilité. Ceux qui basculent dans la violence terroriste ou dans le militantisme d’extrême droite font des choix pour lesquels ils doivent répondre. Mais il s’agit de comprendre que ces choix ne se font pas dans le vide. Ils sont le produit d’un environnement informationnel façonné par des logiques capitalistes qui se moquent éperdument de leurs conséquences sociales.

Tant que nous n’aurons pas imposé une régulation stricte des algorithmes de recommandation, tant que nous laisserons des entreprises privées décider de ce que voient quotidiennement des milliards d’êtres humains en fonction de critères purement mercantiles, nous continuerons à fabriquer de la radicalisation à échelle industrielle.

Pour une politique de la reconnaissance : reconstruire le vivre-ensemble

Face à ce constat, que faire ? Céder à la facilité sécuritaire, multiplier les lois d’exception, renforcer la surveillance, désigner des boucs émissaires ? C’est la voie choisie depuis une quinzaine d’années, et le résultat est patent : nous n’avons jamais été aussi divisés, la défiance entre communautés n’a jamais été aussi forte, et les indicateurs de radicalisation ne cessent de progresser.

Il est temps de changer radicalement d’approche. De passer d’une logique répressive, qui ne fait qu’alimenter le ressentiment, à une logique de reconnaissance, qui s’attaque aux racines du problème.

Reconnaître la discrimination et la combattre effectivement

Premier impératif : cesser de nier l’islamophobie. Quand 66% des musulmans français déclarent avoir été victimes de racisme, quand les actes antimusulmans augmentent de 75% en un an, quand des mosquées sont profanées, quand des femmes voilées sont agressées dans la rue, il n’est plus possible de prétendre que le problème n’existe pas.

L’islamophobie n’est pas une « invention » de militants communautaristes. C’est un système discriminatoire documenté, quantifié, qui affecte tous les domaines de la vie sociale : emploi, logement, éducation, services publics. Et tant qu’on refusera de le nommer et de le combattre, on continuera à pousser une partie de la jeunesse musulmane vers des discours séparatistes qui leur promettent la dignité qu’on leur refuse ici.

Combattre l’islamophobie ne signifie pas renoncer à la critique de la religion. La laïcité garantit le droit de critiquer toutes les religions, Islam inclus. Mais elle garantit aussi la liberté de conscience et de culte. Discriminer quelqu’un en raison de sa foi, c’est violer les principes laïques. Agresser une femme parce qu’elle porte le voile, c’est violer les principes laïques. Refuser un emploi à quelqu’un à cause de son prénom, c’est violer les principes républicains.

Il faut donc des politiques publiques ambitieuses : testing systématique dans l’emploi et le logement, sanctions exemplaires contre les discriminations, formation obligatoire des agents publics, campagnes de communication, représentation des musulmans dans les médias et les institutions. Bref, faire pour l’islamophobie ce qui a été progressivement fait (avec succès relatif mais réel) pour l’antisémitisme, le racisme anti-noirs, l’homophobie.

Réguler drastiquement les réseaux sociaux

Deuxième impératif : briser le modèle économique toxique des réseaux sociaux. Cela passe par plusieurs mesures :

  • Interdire les algorithmes de recommandation basés sur l’engagement émotionnel : les plateformes devraient être obligées de proposer par défaut des fils chronologiques, où l’utilisateur voit ce que publient les comptes qu’il a choisi de suivre, sans amplification algorithmique.
  • Imposer la transparence des systèmes de modération : les plateformes doivent publier des rapports détaillés sur les contenus supprimés, les comptes suspendus, les critères utilisés, permettant un contrôle démocratique.
  • Responsabiliser juridiquement les plateformes : en finir avec le statut d' »hébergeur neutre » qui permet aux géants du numérique de s’exonérer de toute responsabilité sur les contenus qu’ils diffusent et monétisent.
  • Financer massivement l’éducation aux médias : dès l’école primaire, apprendre aux enfants à décrypter les mécanismes de manipulation, à identifier les sources fiables, à résister aux bulles de filtre.

Ces mesures ne relèvent pas de la censure, mais de la régulation d’un espace public devenu central dans nos vies. Nous n’acceptons pas que n’importe qui puisse hurler dans un mégaphone au milieu d’une place publique physique ; pourquoi accepterions-nous que des algorithmes amplifient artificiellement certaines voix dans l’espace public numérique ?

Investir dans les espaces de dialogue

Troisième impératif : créer des lieux et des moments où les Français de différentes origines et confessions peuvent se rencontrer, échanger, se découvrir au-delà des préjugés.

Les 27% de couples mixtes religieux le prouvent : quand on se rencontre vraiment, quand on partage des expériences communes, les murs tombent. Le problème, c’est que notre société est de plus en plus ségrégée : ségrégation résidentielle qui concentre les populations pauvres et d’origine immigrée dans certains quartiers, ségrégation scolaire qui fait que certains établissements n’accueillent quasiment aucun élève musulman tandis que d’autres en concentrent la majorité, ségrégation culturelle alimentée par les algorithmes qui nous enferment dans des bulles.

Il faut inverser cette tendance. Imposer la mixité sociale dans tous les quartiers. Redonner des moyens colossaux à l’école publique, seul lieu où tous les enfants, quelle que soit leur origine, se côtoient quotidiennement. Multiplier les espaces associatifs, sportifs, culturels qui favorisent le brassage.

Cela demande des investissements massifs. Mais quel est le coût de l’alternative ? Celui de la fragmentation définitive de la société française, du repli de chaque communauté sur elle-même, de la violence qui en résultera inévitablement ?

Refuser les instrumentalisations politiques

Quatrième impératif : cesser de faire de l’Islam un enjeu électoral. Depuis vingt ans, chaque campagne électorale voit les surenchères sur les thèmes de l’identité nationale, de la laïcité, de la place de l’Islam. Cette instrumentalisation politique permanente produit deux effets désastreux.

D’une part, elle légitime et banalise les discours islamophobes. Quand des responsables politiques de premier plan tiennent des propos stigmatisants, quand ils assimilent publiquement Islam et menace, ils donnent un blanc-seing à tous ceux qui, dans la société, nourrissaient déjà des préjugés mais n’osaient pas les exprimer. L’islamophobie descend alors de la sphère politique vers la société, se diffuse, devient une opinion « acceptable ».

D’autre part, elle pousse les musulmans français vers des postures défensives. Quand vous êtes constamment attaqués, constamment sommés de vous justifier, de vous « excuser » pour des actes que vous n’avez pas commis, vous finissez par vous identifier à l’identité qu’on vous assigne. Le discours politique islamophobe fabrique littéralement ce qu’il prétend dénoncer : des musulmans qui se définissent d’abord par leur religion, parce que c’est cette religion qu’on leur renvoie sans cesse au visage.

Il faut donc un pacte de non-agression entre forces politiques : s’engager collectivement à ne plus faire de l’Islam un sujet de campagne, à ne plus stigmatiser une confession pour des raisons électorales. Utopique ? Peut-être. Mais indispensable si nous voulons éviter l’explosion.

Conclusion : le choix qui nous attend

Ce sondage Ifop, au-delà des chiffres et des polémiques, nous pose une question fondamentale : quel avenir voulons-nous pour la France ?

Celui d’une société fragmentée, où chaque communauté se replie sur elle-même, où la défiance est la norme, où les discours de haine saturent l’espace public, où la violence, symbolique et physique, ne cesse de s’intensifier ? C’est la voie sur laquelle nous nous trouvons actuellement.

Ou celui d’une société où les différences sont reconnues, respectées, célébrées comme des richesses plutôt que perçues comme des menaces ? Où les institutions garantissent effectivement l’égalité de traitement qu’elles proclament ? Où les espaces publics, physiques et numériques, sont régulés de manière à favoriser le dialogue plutôt que l’affrontement ?

Ce choix n’appartient pas aux seuls musulmans français. Il nous appartient collectivement. Car si une partie de la jeunesse musulmane se radicalise, ce n’est pas par nature ou par essence. C’est en réaction à un environnement hostile, à des discriminations systémiques, à des discours de haine amplifiés par des algorithmes mercantiles, à une instrumentalisation politique permanente.

Voulons-nous continuer à fabriquer de la radicalisation, puis à nous lamenter de ses conséquences ? Ou voulons-nous enfin nous attaquer aux causes profondes du problème ?

Les 27% de couples mixtes religieux, les 49% de musulmans qui affirment la primauté de la loi républicaine, les millions de Français musulmans qui travaillent, étudient, contribuent quotidiennement à la vie collective, tout cela nous montre que le vivre-ensemble n’est pas une chimère. C’est une réalité, fragile certes, menacée certainement, mais réelle.

À nous de la préserver. À nous de la renforcer. À nous de refuser les discours simplistes qui désignent des boucs émissaires. À nous d’exiger des médias qu’ils informent plutôt que d’affoler. À nous de réclamer des responsables politiques qu’ils unissent plutôt que de diviser. À nous d’imposer aux géants du numérique qu’ils cessent de monétiser la haine.

Car la République, ce n’est pas un héritage qu’on reçoit passivement. C’est un projet qu’on construit activement, chaque jour, par nos choix individuels et collectifs. Et ce projet n’a de sens que s’il inclut réellement tous ses citoyens, quelle que soit leur origine ou leur confession.

Il est encore temps de choisir l’inclusion plutôt que l’exclusion, le dialogue plutôt que l’affrontement, la lucidité plutôt que la peur. Mais le temps presse. Chaque jour qui passe dans l’atmosphère toxique actuelle fabrique de nouvelles fractures, de nouveaux ressentiments, de nouvelles radicalisations, dans tous les camps. L’histoire jugera notre génération sur sa capacité à relever ce défi. Saurons-nous être à la hauteur des principes que nous proclamons ? Ou continuerons-nous à les trahir tout en nous drapant dans leur rhétorique ?