
Mardi 18 novembre, devant le Congrès des maires de France, le général Fabien Mandon a tenu un discours que beaucoup qualifient d' »alarmiste » et de « choc ». Le chef d’état-major des armées a demandé aux Français d’accepter de « perdre leurs enfants » dans une guerre qu’il annonce pour 2030, transformant les élus locaux en relais d’une rhétorique anxiogène. Mais un militaire a-t-il le droit de tenir de tels propos sans mandat démocratique ? Doit-on normaliser l’idée d’un conflit présenté comme inévitable alors que la diplomatie reste une option ? Ce discours « très noir » assumé par le général soulève une question essentielle : qui a la légitimité de préparer psychologiquement une population au sacrifice, et à quel prix pour la santé mentale d’une génération déjà fragilisée ? Entre manufacture du consentement et dérive autoritaire, décryptage d’une prise de parole qui interroge autant qu’elle inquiète.
L’architecture du consentement

Noam Chomsky et Edward Herman, dans leur ouvrage fondamental La Fabrication du consentement, ont démontré comment les élites politiques et médiatiques façonnent l’opinion publique pour servir des intérêts particuliers. Le discours du général Mandon s’inscrit parfaitement dans cette mécanique : en choisissant un auditoire composé de maires, ces relais essentiels entre l’État et les citoyens, il crée une chaîne de transmission du message belliciste. Les élus locaux deviennent ainsi, consciemment ou non, des vecteurs d’une préparation mentale à la guerre, des amplificateurs d’un discours anxiogène qui vise à normaliser l’idée d’un conflit « inévitable » d’ici « trois ou quatre ans ».
Cette stratégie n’est pas nouvelle. Michel Foucault, dans son cours Il faut défendre la société, analysait comment la guerre devient non seulement un événement historique, mais surtout « une manière de préparer et d’organiser la guerre » à travers le discours et les institutions. La société se transforme en champ de bataille idéologique où le langage militaire envahit progressivement l’espace civil. Foucault, qui avait grandi « sous la menace de la guerre » et développé sa réflexion dans le contexte de la Guerre froide, comprenait que le pouvoir ne s’exerce pas uniquement par la force, mais d’abord par la construction d’une réalité partagée, d’un horizon d’attente collectif.
Le timing comme révélateur
L’interrogation centrale ne porte pas uniquement sur le contenu du discours, mais sur son contexte d’énonciation. Pourquoi maintenant ? Pourquoi devant ces interlocuteurs ? Alors que la diplomatie internationale esquisse des pistes de négociation entre la Russie et l’Ukraine, avec la médiation de la Turquie et de nouvelles propositions américaines, le plus haut gradé français choisit de marteler une vision apocalyptique d’un « conflit contre la Chine ou la Russie » prévu pour 2030. Cette dissonance entre les efforts diplomatiques en cours et le discours martial du général révèle une tension profonde au sein des élites décisionnaires.
Le choix du lieu importe tout autant. En s’adressant aux maires, Mandon leur assigne explicitement « un rôle fondamental » comme « relais » pour « partager sa vision » auprès des citoyens, malgré les « inquiétudes » qu’elle suscite. Cette instrumentalisation des structures démocratiques locales pour diffuser un message de préparation à la guerre pose une question déontologique majeure : où se situe la frontière entre l’information légitime sur les enjeux de défense nationale et la propagation d’une idéologie belliciste qui court-circuite le débat démocratique ?
La rhétorique du sacrifice nécessaire
« Nous avons tout pour dissuader Moscou. Ce qu’il nous manque, c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour défendre la Nation », a déclaré le général avant d’ajouter : « Il faut accepter de perdre nos enfants, de souffrir économiquement. Si nous ne sommes pas prêts à cela, alors nous sommes en risque ». Cette formulation mérite une analyse approfondie. Elle repose sur plusieurs présupposés idéologiques qu’il convient de déconstruire.
Premièrement, elle établit un lien direct entre « force d’âme » et acceptation du sacrifice, comme si la résistance psychologique d’une nation se mesurait à sa capacité à envoyer ses enfants à la mort. Cette équation est profondément contestable sur le plan philosophique. La véritable « force d’âme » d’une société ne pourrait-elle pas se manifester plutôt dans sa détermination à rechercher des solutions pacifiques, dans son refus de céder à la facilité de la réponse militaire, dans son investissement massif dans la diplomatie et le dialogue ?
Deuxièmement, le discours opère une naturalisation du conflit : la guerre devient inévitable, presque météorologique, un phénomène devant lequel il ne reste qu’à se préparer. Or, comme l’a montré Chomsky, ce type de discours sert précisément à évacuer la question des responsabilités politiques et des choix stratégiques qui conduisent aux conflits. En présentant la guerre comme un destin, on déresponsabilise les décideurs qui, par leurs actions ou leurs inactions diplomatiques, créent les conditions de cette guerre.
Le rôle des élites et la question de la légitimité
La controverse soulevée par les propos du général Mandon révèle une interrogation plus large sur le rôle des élites militaires dans le débat public. Jean-Luc Mélenchon a exprimé son « désaccord total » avec le chef d’état-major, lui reprochant de « prévoir des sacrifices qui seraient la conséquence de nos échecs diplomatiques sur lesquels son avis public n’a pas été demandé ». Sébastien Chenu, vice-président du Rassemblement national, a estimé que le général n’avait pas « la légitimité » pour tenir ces propos et a dénoncé « une faute ». Nicolas Dupont-Aignan a qualifié le discours de « totalement délirant ».
Au-delà des clivages partisans, ces réactions convergent vers une question démocratique fondamentale : quelle est la place d’un militaire dans le débat public sur les orientations stratégiques d’une nation ? Si les armées sont, par essence, au service du pouvoir civil dans une démocratie, comment interpréter cette prise de parole qui semble inverser la hiérarchie des légitimités ? Le général Mandon ne se contente pas d’informer sur les capacités militaires du pays ou d’alerter sur des menaces objectives ; il prescrit un changement d’état d’esprit, il demande aux maires de faciliter « l’installation des militaires dans leurs communes » et de fournir « des espaces » pour les entraînements.
Cette démarche s’apparente à ce que les historiens ont analysé chez d’autres régimes : la déchéance morale qui survient quand les élites utilisent la rhétorique de la guerre comme instrument de transformation sociale et politique. Comme l’écrivait Georges Bernanos dès 1946, les élites ont la responsabilité de ne pas confondre les concepts, de ne pas céder à la suffisance ni à l’hypocrisie dans leur discours public. Leur rôle devrait être de promouvoir « l’affirmation claire et sans concession des valeurs » démocratiques, non de préparer la population au sacrifice sans débat préalable sur les alternatives.
La jeunesse sacrifiée deux fois
Cette escalade rhétorique intervient dans un contexte particulièrement préoccupant pour la santé mentale des jeunes Français. Un tiers des adolescents de 11 à 24 ans présentent aujourd’hui des signes de troubles anxieux, selon une étude de l’Inserm. L’angoisse face à l’actualité a atteint un niveau record en 2024, touchant 31% des jeunes de 11 à 15 ans. « Je n’ai pas envie d’une Troisième Guerre mondiale, ça m’angoisse », témoignent plusieurs adolescents interrogés. La santé mentale a justement été érigée en grande cause nationale pour 2025, reconnaissance officielle d’une crise psychologique qui touche particulièrement les nouvelles générations.
Dans ce contexte, le discours du général Mandon opère un double sacrifice de la jeunesse. D’une part, il normalise l’idée que ces jeunes déjà fragilisés devront peut-être mourir pour la défense nationale. D’autre part, il aggrave leur état psychologique en ajoutant à leurs angoisses existantes (climat, précarité économique, incertitude sur l’avenir) celle d’un conflit militaire majeur présenté comme inéluctable. Cette double violence symbolique pose une question éthique majeure : comment une société peut-elle se préoccuper officiellement de la santé mentale de sa jeunesse tout en diffusant des messages qui alimentent précisément les troubles anxieux ?
Foucault avait théorisé ce qu’il appelait la « biopolitique », cette forme de pouvoir qui s’exerce sur la vie même des populations. Dans cette logique, l’État se préoccupe de la santé de ses citoyens non par humanisme, mais pour maximiser leur utilité sociale et économique. La contradiction apparente entre la proclamation de la santé mentale comme grande cause nationale et la préparation psychologique à la guerre se résout dès lors que l’on comprend que les deux relèvent d’une même logique : gérer les populations pour servir les intérêts définis par les élites. Une jeunesse anxieuse mais disciplinée, préparée mentalement au sacrifice, constitue peut-être, aux yeux de certains décideurs, une ressource mobilisable.
La guerre comme horizon ou comme échec ?
Pendant que le général Mandon prépare les esprits à un conflit qu’il présente comme inévitable, la diplomatie poursuit discrètement son travail. Le président turc Recep Tayyip Erdogan appelle à relancer les négociations d’Istanbul pour « mettre un terme à une guerre aux effets dévastateurs ». Des propositions de cessez-le-feu circulent, des échanges de prisonniers sont envisagés. Certes, les positions demeurent éloignées et le chemin vers la paix reste incertain. Mais faut-il pour autant renoncer à cette recherche et conditionner toute une population à l’inéluctabilité du conflit ?
La question philosophique centrale réside ici dans notre conception même de l’histoire et de l’action humaine. Si l’on accepte la vision déterministe selon laquelle la guerre entre grandes puissances est inévitable, alors effectivement il ne reste qu’à s’y préparer psychologiquement et matériellement. Mais si l’on considère au contraire que l’histoire reste ouverte, que les choix politiques et diplomatiques peuvent modifier le cours des événements, alors la priorité devrait être donnée à l’intensification des efforts de paix, non à la militarisation des consciences.
Comme l’ont démontré Chomsky et Herman, la manufacture du consentement repose précisément sur cette fermeture de l’horizon des possibles. En présentant une seule issue comme réaliste (ici, la préparation à la guerre), on évacue du débat public toutes les alternatives qui exigeraient d’autres choix politiques, d’autres investissements, d’autres priorités. La véritable question n’est donc pas « sommes-nous prêts à accepter de perdre nos enfants ? », mais plutôt « quels moyens sommes-nous prêts à mobiliser pour ne pas avoir à faire ce choix ? »
La responsabilité du verbe
Le langage n’est jamais neutre. Les mots prononcés par une autorité comme le chef d’état-major des armées ont un poids performatif : ils ne décrivent pas seulement une réalité, ils contribuent à la créer. En répétant que la guerre est probable d’ici trois ou quatre ans, en demandant aux citoyens d’accepter par anticipation le sacrifice de leurs enfants, on ne se contente pas d’informer sur un risque ; on normalise ce risque, on le rend acceptable, on commence à construire les conditions psychologiques de son actualisation.
Cette dimension performative du discours belliciste avait été analysée par Foucault lorsqu’il étudiait comment « la guerre comme manière de faire la guerre, comme manière de préparer et d’organiser la guerre » précède toujours le conflit effectif. La préparation mentale des populations constitue une étape essentielle de cette organisation. En ce sens, le discours du général Mandon ne relève pas uniquement de la communication institutionnelle ; il participe d’une stratégie plus large de transformation du rapport de la société française à la possibilité de la guerre.
L’histoire du XXe siècle regorge d’exemples où les élites, par leur « démission » morale ou leur instrumentalisation de la rhétorique guerrière, ont conduit leurs peuples vers des catastrophes qu’elles présentaient pourtant comme nécessaires ou inévitables. Les « déséquilibrés sociopathes » de tous bords politiques, pour reprendre l’expression de Wilhelm Reich citée dans l’analyse des responsabilités élitaires, ont inventé « des guerres mondiales comme instrument de basculement des rapports de force historiques ». À chaque fois, ces conflits étaient présentés comme des nécessités stratégiques, des réponses inévitables à des menaces existentielles. À chaque fois, ce furent les peuples qui en payèrent le prix.
L’alternative de la paix et de l’investissement
La question n’est pas de nier les tensions géopolitiques ni l’importance de la défense nationale. Elle est de savoir quel message une société responsable doit envoyer à ses citoyens, et particulièrement à sa jeunesse. Plutôt que de « préparer » la population à « perdre ses enfants », ne serait-il pas plus judicieux, plus courageux même, d’intensifier les efforts diplomatiques et d’investir massivement dans la santé mentale des jeunes générations ?
Une génération anxieuse, conditionnée à la fatalité du conflit, ne fera pas une nation résiliente. Au contraire, elle constituera une société fragilisée, incapable de mobiliser les ressources psychologiques nécessaires pour faire face aux défis multiples de notre époque : transition écologique, transformation économique, préservation de la cohésion sociale. La véritable « force d’âme » dont parlait le général Mandon ne se construit pas dans l’acceptation résignée du sacrifice, mais dans la capacité collective à imaginer et à construire des alternatives au cycle de la violence.
Face au conflit entre la Russie et l’Ukraine/OTAN, les solutions militaires doivent rester l’ultime recours, non la seule perspective offerte à une population déjà éprouvée. La paix n’est pas une utopie naïve, mais un travail patient, exigeant, qui demande autant de « force d’âme » que la préparation à la guerre, sans doute même davantage. Car il est toujours plus facile de suivre la pente de la confrontation que de maintenir obstinément le cap du dialogue, surtout quand les discours dominants normalisent le conflit.
Conclusion : choisir la vie

Le rôle d’un État démocratique n’est pas de propager la peur, mais de construire les conditions de la paix et de l’épanouissement de ses citoyens. La biopolitique, au sens où Foucault l’entendait, devrait être une politique qui choisit résolument le « faire vivre » plutôt que le « laisser mourir ». Lorsqu’un haut responsable militaire demande publiquement aux Français d’accepter de perdre leurs enfants, c’est précisément cette priorité qui est inversée.
Il est temps de rappeler que la vraie force d’une nation se mesure à sa capacité à privilégier le dialogue sur les armes, à protéger la santé mentale de ses enfants plutôt qu’à les préparer au sacrifice. Les élites, qu’elles soient militaires, politiques ou médiatiques, portent une responsabilité historique dans les discours qu’elles tiennent et les horizons qu’elles dessinent pour leurs sociétés. Elles peuvent choisir de fabriquer le consentement à la guerre, ou de mobiliser leur énergie pour construire les conditions de la paix.
L’histoire jugera les choix que nous faisons aujourd’hui. Face au discours qui normalise le sacrifice d’une génération, face à la rhétorique qui présente la guerre comme inéluctable, il appartient aux citoyens de résister à cette manufacture du consentement et d’exiger de leurs dirigeants qu’ils investissent autant d’énergie dans la diplomatie qu’ils en consacrent à la préparation militaire. Car au bout du compte, ce sont toujours les mêmes qui paient le prix des guerres décidées par d’autres. Et ce sont les générations futures qui vivront avec les conséquences de notre passivité ou de notre résistance face aux discours qui, aujourd’hui, préparent leurs consciences au pire. La paix n’est pas un état naturel qui s’imposerait de lui-même ; elle se construit, jour après jour, par des choix politiques courageux et une vigilance citoyenne constante. Choisir la paix, c’est refuser que le discours belliciste s’installe comme une évidence, c’est exiger des comptes sur les échecs diplomatiques plutôt que d’accepter leurs conséquences militaires, c’est investir massivement dans la santé mentale de la jeunesse plutôt que de la préparer à la guerre. C’est, en somme, choisir la vie.